Tempête dans un verre d'eau trouble

Publié le par Jacques Charlier

La caricature n'est jamais que l'image déformée de quelque chose qui s'y prête.
 



Lors de la dernière Foire d'art de Bruxelles, le stand le plus énigmatique était certes, celui consacré à la future participation en
off de la biennale de Venise, de la partie francophone belge. Une série d'affiches avec un texte laconique sur fond de rideau rouge, une table avec quelques flyers. Bref, tout ce qu'il faut pour émoustiller la curiosité et animer les conversations. 


Au hasard des rencontres et en investiguant, j'ai rassemblé divers éléments qui peuvent éclairer notre lanterne, et tenter de faire le point, car l'affaire loin d'être simple,  promet du suspense et de croustillants rebondissements.

 

La biennale de Venise est une ancienne et vénérable institution. Elle est le théâtre privilégié  de ce qui fut et est, de plus légitimé  en art contemporain. Les recettes et les thématiques qu’on y présente, changent au gré des organisateurs et des nations invitées. Elles sont surtout l’occasion de rassembler une énorme quantité de touristes amateurs et spécialistes venus du monde entier. L’objectif essentiel est de constituer tant dans les pavillons nationaux que dans les lieux annexes que l’on parcourt, une palette susceptible de révéler au mieux l’air du temps, tout en résistant aux pressions des modes et du marché international.

 

En Belgique, pays bicéphale et complexe, la règle de participation est la suivante : à chacun son tour d’occuper le pavillon national. Le choix du ou des artistes s’opère donc tous les quatre ans, et suscite toujours bien des tiraillements. Cette fois, c’était à la partie néerlandophone de jouer et elle  a désigné jef Geys pour la représenter en occupant le pavillon belge traditionnel.

 

Depuis plusieurs années, en marge de la partie  visible et officielle, les deux communautés ont pris l’habitude de participer à des manifestations annexes pouvant bénéficier de  l'appui des administrations de la ville de Venise. La direction de la biennale  y exerce un droit de vue et accorde des autorisations qui permettent au off  d’être reconnu par le  in, , c'est-à-dire,  à tout ce  qui se passe en dehors de l’enclos habituel de l’Arsenal et des Giardini. Les francophones après bien des hésitations et  à travers deux commissions consultatives successives, ont décidés à l’unanimité d’attribuer à Jacques Charlier, la délicate mission du off. Celui-ci, de la même génération que Jef Geys,  se rattache à la même lignée de ce qu’on peut appeler, pour faire court et  simpliste: l’art conceptuel.


La Communauté Wallonie Bruxelles  finance le projet, en  acceptant qu’il soit introduit et défendu par un Commissaire renommé, en la personne d’Enrico Lunghi, l’actuel Directeur du Mudam (nouveau musée d’art moderne de Luxembourg), et ancien Directeur du Casino Luxembourg, qui s’est souvent distingué par des expositions pointues et sujettes à controverses.  Selon certaines sources, le dossier a d'abord été soumis à l’approbation de la Direction de la Biennale,  par l’Administration de la Communauté Wallonie Bruxelles. Il a été considéré comme irrecevable. Il a été réintroduit ensuite par son Commissaire avec diverses précisions, car le projet s'est peaufiné et précisé au fil du temps. En résumé, il consistait à apposer sur les panneaux d’affichages de la Ville, une centaine de posters différents et renouvelables . Aux dires de l'artiste, sur chacun figure dans un encadrement doré sur fond de rideau, la caricature d’un sexe d’artiste connu sur la scène artistique internationale, vivant et décédé. Historiquement, la série va de Duchamp aux artistes actuels.


Les refus successifs de la Biennale et du service d’affichage de la ville ( Ufficio Affissioni ?) sont assez incompréhensibles,  S'agit il du titre un peu impertinent : 1OO SEXES D’ARTISTES. ? ou la crainte d' offenser quelques gourous, ou simplement la peur d'attirer l' animosité de l'autorité religieuse? Toujours est-il que les intéressés affirment que ces dessins ne présentent rien qui soit de caractère pornographique. Ils se contenteraient de caricaturer sexuellement, de manière amusante, les artistes étant choisis au  travers de  leur technique d’expression. La plupart seraient hermétiques à ceux qui n’ont pas une bonne connaissance de l’art actuel. Il n'y aurait donc apparemment, aucun risque de s'avancer sur un terrain que la morale réprouve, et pourtant...


Ce qui était au départ la volonté d’apporter  à la biennale une note d’humour  détachée de la morosité ambiante et du ronron avantgardiste, est devenu hélas, un triste cas d’école à laquelle cette biennale  ne nous avait pas habitué. Elle en a pourtant bien vu d’autres. En 1993, les photographies réalistes de sexes anonymes de Toscani, n'avaient pas posé de problème majeur.


Le plus inattendu semble-t-il, c’est le malaise, les hésitations, les réponses évasives émanant de la part des responsables,  qui font fi de  tout dialogue et explication plausible.


La manifestation aura pourtant bien lieu malgré tout,  dans une sorte d’off du off , car  déjà des voix s’élèvent pour accueillir l’affichage en dehors de la biennale.


Les caricatures  feront l’objet d’un grand concours lancé sur le net. Il consistera a trouver le nom des caricaturés, avec pour récompenses des Tshirt, catalogues et portraits des gagnants relayés sur le site. Bref de la pédagogie amusante,  genre Quiz. La rumeur annonce déjà un certain succès d’estime.


De prime abord cet avatar prête à sourire, mais hélas, il ne  s’agit pas d’un incident mineur. On se retrouve ici  confronté à une décision navrante, lourde de conséquences, qui frappe de plein fouet la  liberté critique et l’ humour, qui sont les fondements mêmes de l’art contemporain. A croire que L’urinoir de Duchamp et son grand verre, les entailles de Fontana, les toiles de Bacon et de Lucian Freud, sont des exercices décoratifs exempts de libido. Que le simple fait de caricaturer est un  crime de lèse majesté méritant une excommunication sans appel.


Il va bien  falloir qu’on  explique aux médias, ainsi qu' à l’artiste, son Commissaire et son équipe,  à la Ministre en fonction,  à la Communauté Wallonie Bruxelles et au monde de l’art en général, le bien fondé de cette mise à l’écart. La conférence de presse au Bozar de Bruxelles du 19 mai, promet du sport. Si  d'aventure le monde de l'art trouvait ça normal, il faudrait alors songer sérieusement, à refeuillir le plafond de la Sixtine et à remiser l'origine du monde, dans les caves du Musée d'Orsay.

 
Sergio Bonati.
Critique d'art.

Extrait du New art Report, Avr. 09.

                                                                                           

 

L'art conceptuel ne consiste pas à écrire des mots sur les murs. Il consiste à trouver des alternatives pour l'investigation critique, à manifester une forme d'ironie corrosive.

Mel Ramsden 1988.

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